« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 30 avril 2018

Cassation : Vers un filtrage des pourvois ?

Bertrand Louvel, premier président de la cour de cassation, propose une réforme ambitieuse du traitement des pourvois, réforme qu’il souhaiterait voir figurer dans la future loi de programmation pour la justice. Le dossier, entièrement accessible sur le site de la Cour, comporte le rapport qui est à l’origine de cette suggestion, l’étude d’impact d’une telle réforme ainsi que le projet de texte. Cette transparence permet d’ouvrir le débat mais on constate que celui-ci ne parvient pas guère à se développer. Pour le moment, la communication est dominée par les avocats qui, de manière très prévisible, ne sont pas enthousiastes à l’idée qu’un pourvoi en cassation soit rejeté au stade de son admission.

La procédure d’autorisation


Le projet ne concerne que les pourvois déposés en matière civile. Si le premier président n'hésite pas à évoquer un filtrage, le texte mentionne une autorisation, terminologie qui insiste sur le caractère individuel de la décision. Aux yeux de la Cour, il ne s’agit pas d’éponger du contentieux par une procédure automatique ou prise à la va-vite par un juge unique. Au contraire, la décision serait prise par un collègue de trois juges, membre de la formation qui serait appelée à juger du pourvoi.  La décision d’autorisation serait donc une décision de justice, accompagnée des mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité que n’importe quelle autre arrêt prononcé par la Cour.

Le projet adopte donc une démarche positive : le pourvoi est autorisé, soit si l'affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit ou l'unification de la jurisprudence, soit si est en cause une atteinte grave à un droit fondamental. Cette approche contraste avec la démarche négative utilisée par nombre de juridictions. Tel est le cas de la Cour européenne des droits de l'homme, l'article 47 de son règlement prévoyant un refus des requêtes lorsqu'elles ne sont pas suffisamment étayées, par exemple pour défaut de production de documents ou défaut d'exposé des violations de la convention européennes des droits de l'homme dont le requérant se prétend victime. Dans le cas de la Cour de cassation, le pourvoi serait attribué à une formation de la Cour qui déciderait ou non de l'autoriser selon des critères liés à son contenu positif. Dans le cas de la Cour européenne, la requête est écartée pour des motifs liés aux lacunes de sa présentation par son auteur et elle n'est pas attribuée à une formation contentieuse. 

Gérer le stock d'affaires


Cette approche positive s'explique largement par les motifs de la réforme. Certes, la volonté d'éponger du contentieux n'est pas absente, et le président de la Cour fait observer que "l’obligation qui est la sienne de traiter, chaque année, plus de 20000 pourvois en matière civile, ne lui permet plus d’assurer son office de cour supérieure avec la lisibilité et la réactivité nécessaires". Sur ces 20 000 pourvois, 75 % sont voués à l'échec. Certes ce taux est ramené à 66 % si l'on envisage les pourvois qui n'ont pas fait l'objet d'un désistement, d'une décision d'irrecevabilité ou de déchéance. Il n'empêche que les chiffres demeurent élevés et que le stock d'affaires non jugées s'élevait à 23 000 à la fin 2017. 


Nattier. La Justice châtiant l'injustice dit Madame Adélaïde sous les traits de la Jutice. 1737

Lien avec l'Open Data


La constatation d'un encombrement de la Cour ne suffit cependant pas à expliquer le projet de régulation des pourvois. Le président Louvel invoque la nécessité pour la Cour de "remplir efficacement son double rôle d'éclairage de la norme et d'harmonisation de la jurisprudence", surtout au moment où s'amorce un "vaste mouvement d’open data des décisions de justice". Certains commentateurs ont pensé qu'il s'agissait seulement de "mobiliser la mise en ligne sur internet des décisions de justice pour justifier le projet". 

En réalité, il existe bien un lien entre l'autorisation des pourvois et l'accès numérique à l'ensemble de la jurisprudence, y compris celle des juges du fond. Le vice-président du Conseil d'Etat Jean-Marc Sauvé, lors d'un colloque de février 2018, témoignait en ces termes de sa méfiance à l'égard d'une accessibilité qui "a tendance à araser toute différence entre les niveaux des décisions de justice, à remettre en cause toute hiérarchie entre les différentes formations de jugement". Les juridictions suprêmes veulent donc conserver leur fonction consistant à assurer la cohérence de la jurisprudence, à garantir la verticalité en protégeant la hiérarchie des décisions et leur suprématie dans ce domaine. A propos de l'Open Data, Bertrand Louvel déclarait, lors de ce même colloque qu'il s'agissait d'une  "une évolution d’envergure que la Cour de cassation a le devoir de se mettre en situation de piloter ». De toute évidence, l'autorisation des pourvois s'analyse comme un élément de ce pilotage, dès lors que la Cour de cassation souhaite pouvoir se recentrer sur sa mission de contrôle de la jurisprudence. Le fait de pouvoir intervenir rapidement sur des décisions soigneusement choisies constitue un outil essentiel de contrôle et d'orientation de la jurisprudence des juges du fond.

Principe d'égalité et droit au recours


Contrairement à une idée reçue, l'autorisation des pourvois ne porte pas atteinte au principe d'égalité. Tous les requérants peuvent déposer un pourvoi en cassation. La différence de traitement est justifiée par des différences de situation, les uns ayant des moyens sérieux à faire valoir, les autres pas. Le pourvoi est donc traité de manière différente, parce que leurs auteurs sont dans des situations différentes. 

Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe encourage la régulation des pourvois depuis une recommandation du 7 février 1995 qui affirme que « les recours devant le troisième tribunal devraient être réservés aux affaires pour lesquelles un troisième examen juridictionnel se justifie, comme celles, par exemple, qui contribuent au développement du droit ou à l’uniformisation de l’interprétation de la loi". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a elle-même reconnu, dans un arrêt Valchev et autres c. Bulgarie du 21 janvier 2014,  que le droit interne d'un Etat peut soumettre le pourvoi en cassation à une procédure de régulation, dès lors que cette procédure a un but légitime. Or la Cour de cassation bulgare invoquait précisément une volonté « de se concentrer sur sa tâche principale consistant à rendre des arrêts précisant la loi et d’uniformiser son application ». Les motifs de la réforme avancés par le premier président sont absolument identiques, lorsqu'il invoque "l'éclairage de la norme et l'harmonisation de la jurisprudence". En l'état actuel de la jurisprudence, le filtrage des pourvois en cassation n'emporte donc pas d'atteinte au droit au recours et à l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme.

Considérée isolément, l'initiative de la Cour de cassation ne pose donc pas de sérieux problème juridique. Il n'en demeure pas moins que l'on peut se demander pourquoi un pourvoi en matière civile se verrait opposer un système de filtrage alors qu'un autre intervenu en matière pénale ne serait pas soumis à une telle procédure. Le recours en cassation serait ainsi soumis à des procédures différentes selon les cas, sans que la justification de cette différence de traitement soit clairement exprimée. 

Et le Conseil d'Etat ?


Surtout, la question posée est celle... du Conseil d'Etat. La Haute Juridiction administrative rencontre les mêmes difficultés liées à l'encombrement de son rôle et à la multiplication de recours en cassation voués à l'échec, particulièrement dans certains contentieux de masse comme le droit des étrangers. La procédure préalable d'admission des pourvois qu'elle a mise en place ne lui permet d'écarter que les requêtes non argumentées ou en contradiction directe avec une jurisprudence établie. Or, le Conseil d'Etat veut aussi assurer le pilotage de l'Open Data en protégeant le contrôle qu'il exerce sur l'ensemble de la jurisprudence. Les mêmes motifs qui justifient une régulation des recours devant la Cour de cassation ne devraient-ils pas conduire aux mêmes conclusions devant le Conseil d'Etat ? Les deux procédures ne devraient elles pas reposer sur des critères d'admissibilité identiques ou, à tout le moins, comparables ? Cette absence totale de réflexion commune illustre bien l'un des gros défauts du système français, la dualité de juridictions suprêmes empêchant l'émergence d'un véritable pouvoir judiciaire.






2 commentaires:

  1. Devant le Conseil d'Etat, je ne saisis pas quelle serait la différence entre la procédure d'autorisation évoquée par le rapport et la PAPC déjà prévue par le code de justice administrative.

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    1. La procédure d'admission devant le Conseil d’État ne lui permet pas de choisir arbitrairement les pourvois qu'il souhaite examiner, contrairement à la procédure que souhaite instaurer M. Louvel. En effet, la Cour de cassation pourrait choisir elle-même les pourvois qui auront le droit de faire l'objet d'un examen par celle-ci, sur des critères de pure opportunité, à l'image de la Cour suprême américaine (idolâtrée par certains, alors que le système judiciaire français n'a rien à lui envier).

      Il faut effectivement se rappeler que les USA sont un État fédéral, avec divers degrés de juridiction. En outre, et il s'agit certainement de l'élément le plus important, le droit américain connaît le principe du précédent, qui oblige les juridictions à suivre les décisions de la Cour suprême, ce qui n'est pas le cas en France.

      Pour démontrer l'absurdité d'une telle réforme, prenons un exemple simple : une personne forme un pourvoi en cassation, qui est admis et est jugé, car il présente un intérêt pour l'interprétation du droit. La cour d'appel de renvoi, qui n'a pas l'obligation juridique de suivre la doctrine de l'arrêt de cassation, peut se rebeller et s'opposer à la Cour de cassation. Le requérant forme alors un second pourvoi en cassation, plein d'espoir étant donné qu'il a eu gain de cause la première fois. Mais il se trouve que son second pourvoi n'est pas admis... Pourquoi ? Et bien parce que la question de droit soulevée par le pourvoi a déjà été tranchée par le premier arrêt. Le second pourvoi ne présente donc pas d'intérêt pour l'interprétation du droit. Voilà le genre d'injustices absurdes que nous serons susceptibles de constater si cette réforme est adoptée.

      De manière plus large, si le taux de rejet des pourvois est de 66%, il faut donc en conclure que le taux de cassation est de 34%. Ainsi, en matière civile, 1 décision sur 3 est cassée, soit près de 7 000 décisions par an ! Cette réforme laisserait de nombreuses décisions de cours d'appel illégales subsister et produire des effets. Elle aura l'effet inverse de celui d'une unification de la jurisprudence, puisque celle-ci se fera désormais au niveau de chacune des cours d'appel... Le principe constitutionnel d'égalité devant la loi en souffrirait grandement.

      Cette réforme est donc une absurdité sans nom.

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