« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 15 décembre 2017

La vidéosurveillance dans les amphis

La vie privée a parfois besoin d'être protégée au coeur même de l'activité professionnelle, en particulier lorsque la vidéosurveillance est utilisée sur le lieu de travail. Dans son arrêt Antovic et Mirkovic c. Montenegro du 28 novembre 2017, la Cour européenne des droits de l'homme sanctionne ainsi la pratique de l'Université du Montenegro qui avait placé des caméras au coeur des amphithéâtres. 

Deux professeurs de mathématiques, Nevenka Antovic et Jovan Mirkovic ont estimé qu'une telle surveillance, mise en place en mars 2011, portait atteinte à leur vie privée même si elle s'exerçait durant leur vie professionnelle. Sur le fond, ils ont finalement obtenu le retrait des caméras litigieuses, à la suite d'une injonction de l'Agence monténégrine de protection des données personnelles intervenue dès janvier 2012. Aux yeux de l'autorité indépendante, l'installation n'était pas conforme à la loi sur les données personnelles, dès lors qu'elle ne se justifiait pas par des motifs liés à la sécurité des personnes et des biens. L'affaire était pourtant loin d'être close, car les requérants ont vainement demandé aux tribunaux monténégrins réparation du préjudice subi. Après avoir épuisé les voies de recours internes, ils s'adressent à la CEDH en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.




On connaît la chanson. Alain Resnais. 1997. 
Agnès Jaoui, Sabine Azéma, Lambert Wilson, Jean-Paul Roussillon



Espace professionnel et vie privée


Le gouvernement invoquait l'irrecevabilité de la requête, au motif que la vidéosurveillance d'un amphithéâtre ne soulève aucune question relative à la vie privée. L'Université est une institution publique exerçant une mission d'intérêt général. Si le bureau du professeur peut, dans une certaine mesure, constituer un espace d'autonomie personnelle, il n'en est pas de même de l'amphithéâtre, considéré comme un espace public.

Dpuis son arrêt Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, la CEDH affirme régulièrement que la vie privée ne se réduit pas au cercle familial le plus intime, l'espace dans lequel l'individu vit à l'abri du monde extérieur. Dans la récente affaire Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017, elle va jusqu'à évoquer "le droit de mener une vie sociale privée" à l'appui d'une décision qui sanctionne le licenciement d'un salarié intervenu à la suite d'une surveillance de ses courriels par son employeur, surveillance effectuée à l'insu du salarié concerné. Pour la Cour, les liens sociaux peuvent donc relever de la vie privée, même au sein de l'activité professionnelle. Dans ce même arrêt Barbulescu, elle identifie ainsi un "droit de construire son identité sociale", droit protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'amphithéâtre dans lequel le professeur dispense son enseignement est-il un espace dans lequel il construit aussi son identité sociale ? A cette question, la CEDH répond positivement, rappelant qu'un cours implique pour le professeur une interaction avec les étudiants, des relations mutuelles, des échanges dans lesquels sa personnalité se déploie,  son identité sociale se construit. L'utilisation de la vidéosurveillance dans un tel cadre constitue donc une ingérence dans sa vie privée. Cette dernière ne disparaît pas à la porte de l'amphi. Elle continue d'exister à l'intérieur, même si l'intensité de sa protection est nécessairement plus réduite que lorsqu'elle se déploie dans l'intimité du domicile.

La vidéosurveillance, comme d'autres ingérences dans la vie privée, peut cependant être licite si elle est prévue par la loi, si elle a but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique" (CEDH, 18 octobre 2016, Vukota-Bojic c. Suisse).


L'absence de fondement législatif


A partir du moment où la CEDH accepte d'apprécier la vidéosurveillance d'un amphithéâtre au regard des conditions posées par l'article 8 alinéa 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, sa décision au fond ne fait plus aucun doute. En effet, les tribunaux monténégrins ont toujours écarté la loi interne sur les données personnelles. A leurs yeux, le texte était inapplicable en l'espèce, puisque l'enseignement ne relevait pas de la vie privée.

Or, la loi monténégrine est très claire. Son article 35 énonce qu'une institution publique, comme une Université, peut utiliser la vidéosurveillance sur ses voies d'accès et dans les parties communes qui desservent les différents bâtiments. A l'intérieur de ceux-ci, des caméras peuvent être installées, seulement si la sécurité des personnes et des biens y est particulièrement menacée ou s'il est nécessaire de protéger des informations particulièrement confidentielles. Encore faut-il qu'il n'existe aucun autre moyen de réaliser ces objectifs. 

Dans le cas présent, la Cour note qu'aucune alternative à la vidéosurveillance n'a été étudiée. Au contraire, l'Agence de protection de données a considéré que la sécurité des personnes et des biens n'était pas spécialement menacée dans les amphithéâtres de l'Université de mathématiques. Il n'est d'ailleurs pas exclu que les caméras aient eu pour objet la surveillance des professeurs, voire du contenu de leurs cours. Dans ces conditions, il apparaît clairement que la vidéosurveillance n'est pas conforme à la loi monténégrine. Aux yeux de la CEDH, elle est donc dépourvue de fondement législatif. Cette constatation permet, à elle seule, de constater la violation de l'article 8, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans un quelconque contrôle de proportionnalité.

L'absence de principes contraignants


La CEDH définit ainsi, au fil de sa jurisprudence, les espaces de vie privée qui doivent demeurer à l'abri de la vidéosurveillance. Ils sont définis a posteriori, au cas par cas, lorsque la Cour est saisie. C'est ainsi que la surveillance d'une voie publique est possible, mais l'atteinte à la vie privée est constituée si les images d'une tentative de suicide captées sur cette même voie publique sont transmises aux médias (CEDH, 28 juin 2003, Peck c. Royaume-Uni). Des caméras peuvent être déployées sur un campus, mais pas dans les amphithéâtres. Pour le moment, la jurisprudence est à la fois rare et impressionniste. Elle juge des situations de fait sans poser de principes réellement contraignants. 

Il ne fait aucun doute que l'arrêt Antovic et Mirkovic c. Montenegro n'aura absolument aucun impact en France. En dehors de toute approche juridique, la pauvreté des Universités constitue un frein extrêmement efficace à l'installation de caméras. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt illustre parfaitement un contraste inquiétant. D'un côté, des Etats et des collectivités territoriales qui invoquent la menace terroriste pour développer considérablement la vidéosurveillance, sans réaction de la part d'une opinion publique persuadée que les caméras sont indispensables à sa sécurité. De l'autre côté, l'incapacité du droit européen à développer des standards communs dans ce domaine. Le risque est qu'à terme, le droit au respect de la vie privée perde de sa substance lorsqu'il est confronté aux préoccupations de sécurité. N'entend-on pas déjà, ici et là, que celui qui n'a rien à cacher doit accepter la surveillance comme un mal nécessaire ? Les autres, ceux qui aspirent simplement au respect de leur vie privée ont donc, nécessairement, quelque chose à cacher...

Sur la vidéoprotection : Chapitre 8, section 4 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.



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