« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 10 janvier 2017

Les filles à la piscine ou le refus du communautarisme religieux

L'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rendu le 10 janvier 2017 Osmanoglu et Koçabas c. Suisse va certainement susciter beaucoup de commentaires. En effet la Cour affirme que le refus de dispenser des fillettes musulmanes de leçons de natation ne porte pas atteinte à la liberté religieuse, décision qui porte un coup d'arrêt à la perception communautariste de cette liberté. Alors même que l'affaire concerne la Suisse, il ne fait pas de doute que la conception française du principe de laïcité se trouve renforcée. 


Les cours de natation et la liberté religieuse



Les requérants sont un couple de ressortissants suisses possédant également la nationalité turque. Ils résident à Bâle et ont trois filles, nées entre 1999 et 2006. La requête ne concerne que les deux aînées, inscrites à l'école primaire. Alors que le droit du Canton de Bâle-Ville impose des cours de natation obligatoires aux enfants des deux sexes, les requérants invoquent leur pratique de la religion musulmane pour refuser d'envoyer leurs filles à la piscine pour suivre cet enseignement mixte. Ils ont été condamnés à une amende de 1400 francs suisses (soit environ 1300 €) pour violation de la réglementation scolaire du Canton. En mars 2012, cette condamnation a été confirmée par le tribunal fédéral, et le couple se porte donc devant la CEDH en invoquant une violation de l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A leurs yeux, le fait d'imposer à leurs enfants des cours de natation obligatoires et mixtes porte atteinte à la liberté de religion.

Il est vrai que l'article 9 de la Convention énonce que la liberté de religion implique "la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". Rappelons que le droit interne d'un Etat peut autoriser une ingérence dans l'exercice de cette liberté religieuse, à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime, et qu'elle lui soit proportionnée. 

La question de l'existence même d'une ingérence dans la liberté religieuse de la famille Osmanoglu Koçabas n'est contestée par personne. La Cour fait tout de même observer que les requérants s'opposent surtout au refus de dispenser leurs filles des cours de natation, le motif religieux apparaissant "en creux". La piscine n'est pas, en effet, un lieu de culte ni même un lieu où manifester sa religion. Reste évidemment que le refus des parents repose sur l'interprétation qu'ils font des préceptes du Coran.


La base légale cantonale

 


La base légale de la décision de refuser une dispense ne suscite pas davantage le doute. La constitution fédérale suisse garantit seulement le droit à l'enseignement de base, et renvoie aux cantons son organisation matérielle. Rien n'interdisait donc au canton de Bâle-Ville de prévoir un enseignement obligatoire de natation, enseignement mixte comme l'ensemble de la scolarité, au moins jusqu'à l'âge de douze ans. Conformément à sa jurisprudence traditionnelle, la CEDH estime qu'un texte cantonal assorti d'une directive constitue une base légale suffisante. Selon la jurisprudence Sunday Times c. Royaume-Uni du 26 avril 1979, peut être considérée comme une "loi" toute norme édictée par une autorité compétente et qui est "énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite". Tel est bien le cas en l'espèce, d'autant que le "plan d'études" disponible sur internet informait les parents de l'existence de la règle et de l'amende prévue en cas de non-respect. 
 

Des buts légitimes : intégration et égalité des sexes



La question du but légitime de la législation est beaucoup plus intéressante, car ce but légitime n'est rien d'autre que l'intégration des enfants dans la société suisse. 

Pour les requérants, l'intégration de leurs filles ne dépend pas des cours de natation. Au contraire, dès lors que l'école publique suisse ne donne pas satisfaction à leur revendication, ils vont devoir, disent-ils, se tourner vers un établissement musulman. La CEDH considère au contraire, comme le gouvernement suisse, l'assistance obligatoire aux cours de natation a "pour but l'intégration des enfants étrangers de différentes cultures et religions, ainsi que le bon déroulement de l'enseignement, le respect de la scolarité obligatoire et l'égalité entre les sexes". La formule est importante : l'égalité entre les sexes peut constituer un but légitime de limitation de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses. Il y a à peine quelques mois, certains "experts" français affirmaient d'un ton docte que la Cour européenne sanctionnerait certainement toute mesure visant à interdire le port du burkini dans l'espace public, surtout s'il s'appuyait sur l'égalité des sexes... 

Maximilien Luce. Baignade à Méricourt. Circa 1930.


 Le contrôle de proportionnalité


 
Reste évidemment le contrôle de proportionnalité, c'est-à-dire l'opération par laquelle le juge s'assure que ce dispositif est effectivement "nécessaire dans une société démocratique".

Pour les parents, la question ne se pose évidemment pas. L'obligation de suivre un cours de natation n'a rien à voir avec l'intégration de leurs filles. Ils ajoutent d'ailleurs que le port du burkini ne résoudrait rien, car il contribuerait à la stigmatisation de leurs enfants. Cette observation laisse songeur si l'on considère le discours développé en France lors du débat de l'été 2016, selon lequel ce vêtement serait une invention géniale, permettant la socialisation de femmes qui, si elles ne pouvaient le porter, resteraient enfermées chez elles. 

Quoi qu'il en soit, la Cour européenne commence par affirmer que la démocratie ne se ramène pas à la suprématie de l'opinion d'une majorité mais implique au contraire que les individus minoritaires, par exemple en raison de leur religion, puissent bénéficier d'un traitement juste (CEDH, 26 avril 2016, Izzetin Dogan et autres c. Turquie. D'une manière générale, l'Etat n'a donc pas à apprécier la légitimité des croyances religieuses des uns ou des autres (CEDH, 26 octobre 2000 Hassan et Tchaouch c. Bulgarie).

Cette abstention dans le jugement porté sur les religions n'empêche pas cependant que l'Etat ait des obligations positives pour faire respecter les droits issus de la Convention européenne des droits de l'homme. L'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention consacre ainsi un "droit des parents à l'instruction de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques". Cette disposition ne peut pas être invoquée en l'espèce, car la Suisse n'a pas ratifié le Protocole n° 2. En revanche, la CEDH y fait référence pour montrer qu'il appartient aux Etats d'organiser le droit à l'instruction, dans le respect des convictions de chacun, mais aussi dans celui de l'intérêt général.

En l'espèce, l'intérêt général invoqué par la Suisse réside d'abord dans l'objectif d'intégration. La Cour énonce qu'elle "partage l'argument du Gouvernement selon lequel l'école occupe une place particulière dans le processus d'intégration sociale, place d'autant plus décisive s'agissant d'enfants d'origine étrangère". La phrase est importante, car la Cour s'engage clairement dans une démarche de refus d'une vision communautariste de la liberté religieuse. Elle ne dit pas qu'elle "respecte" le choix suisse d'intégration, elle dit qu'elle le "partage". Dans ces conditions, les autorités cantonales pouvaient parfaitement choisir d'imposer des cours de natation mixtes aux enfants des écoles, dès lors que "l'intérêt de l'enseignement de la natation ne se limite pas à apprendre à nager, mais réside surtout dans le fait de pratiquer cette activité en commun avec tous les autres élèves, en dehors de toute exception tirée de l'origine des enfants ou des convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents" (§ 98). 


Le refus du communautarisme religieux



Ce refus du communautarisme religieux trouve un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne relative aux droits suisse et français, tous deux dominés par le principe de neutralité. Dans l'affaire Dahlab c. Suisse du 15 février 2001, la CEDH fonde ainsi l'interdiction du port du foulard par les institutrices sur l'article 14 de la Convention sur les droits de l'enfant qui contraint les Etats à garantir la liberté de religion de chaque enfant. Pour la Cour, il s'agit, avant tout, de protéger "le droit des élèves de l'enseignement public à recevoir une formation dispensée dans un contexte de neutralité religieuse". De manière très comparable, l'arrêt Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 évoque un "modèle français de laïcité" reposant, lui aussi, sur le respect du principe de neutralité.

La référence à un "modèle" ne doit pas être mal interprétée. La Cour n'entend pas imposer le système français à l'Europe entière. Le principe est que chaque Etat dispose dans ce domaine d'une large marge d'interprétation. Il n'empêche que la décision Osmanoglu et Koçabas c. Suisse constitue une avancée non négligeable, car la Cour marque des limites aux revendications communautaristes. La liberté religieuse ne consiste pas à afficher son appartenance religieuse dans l'ensemble de sa vie sociale, nous dit-elle. Et elle ajoute que l'Etat peut intervenir, pour protéger l'intégration et l'égalité des sexes. Une décision qui devrait mettre du baume au coeur à ceux qui s'efforcent, sous les critiques et parfois les injures, de promouvoir le respect du principe de laïcité.


Sur la laïcité : Chap 10 du manuel de libertés publiques sur internet

2 commentaires:

  1. Dans les situations instables, tout peut arriver. Comme avec bon nombre de décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme, une question importante mérite d'être posée : avons-nous évalué ou pouvons-nous évaluer toutes les données du problème ?

    - Quelle est la part respective de la dimension objective (le croisement de critères juridiques) et de la dimension subjective (l'obscure clarté ambiante) dans la décision de la Cour ?

    - Cet arrêt doit-il être envisagé comme une décision de circonstance (circonscrite au cas d'espèce) ou comme une décision appelée à faire jurisprudence (une pierre dans la conception française de la laïcité) ?

    - Le temps des hypocrisies, de la relativité de nos "valeurs" (portée en étendard par le Conseil de l'Europe qui est la matrice de la Convention européenne des droits de l'Homme) est-il désormais révolu compte tenu du contexte actuel (récents attentats en particulier).

    - Le noeud gordien que la Cour européenne des droits de l'Homme est appelée à trancher, de façon récurrente, n'est-il pas la conséquence de nos faiblesses coupables ? Va-t-on toujours pouvoir sauver la face en courbant l'échine ?

    Cette dernière évolution de la Cour est hautement souhaitable. Mais, elle est encore très incertaine.

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  2. Un article qui a le mérite d'attirer l'attention sur un très intéressant (et sans doute salutaire) arrêt de la CEDH, mais qui dresse un parallèle tout à fait fallacieux avec la question du burkini en France et plus largement avec la question de la laïcité.
    D'ailleurs la cour indique-t-elle une seule fois se fonder sur ce principe (ou son équivalent Suisse) dans cette décision ? Non.
    Et pour cause, la laïcité à la française c'est la neutralité de l'Etat et le droit pour les citoyens de manifester librement leurs convictions religieuses. Si l'affaire en question avait eu lieu en France, les seuls qui auraient pu invoquer ce principe à leur profit auraient été les parents des fillettes et absolument pas les pouvoirs publics.
    Car de même qu'on n'invoque pas le droit de propriété pour justifier une expropriation, il n'existe pas de conception française de la laïcité qui puisque consister en la limitation du droit des individus de vivre leur foi. Toutes les interdictions qui vont en ce sens sont par essence des limites posés aux libertés résultant du prince de laïcité tel qu'exprimé par la loi de 1905. C'est explicitement le cas par exemple s'agissant de la loi d'interdiction de se cacher le visage dans l'espace public qui - visant en fait exclusivement le voile intégral - a dû aller chercher un fondement dans un principe suffisamment fort pour faire obstacle aux droits garantie pas la loi de 1905, c'est à dire en l'espèce le principe de sureté.
    Le fait que le principe de laïcité puisse connaître des limitations n'est pas choquant en soit. Toute libertés connaît des limites dont il convient simplement de discuter l'opportunité. Mais il convient surtout de ne pas faire passer celles-ci pour des expressions des libertés qu'elles viennent en réalité précisément borner.

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