« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 juin 2014

Trois jours de fièvre pour les libertés

On a rarement vu une semaine aussi dense dans le domaine des libertés. avec trois décisions de justice rendues en trois jours par trois juridictions différentes. La première, rendue le 24 juin par le Conseil d'Etat déclare légale la décision d'interrompre tout traitement concernant Vincent L, tétraplégique en état de conscience minimum et sans espoir de guérison. Le lendemain, le 25 juin, c'est au tour de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation de déclarer licite le licenciement de la salariée de la crèche Baby Loup qui ne voulait pas retirer son voile pendant l'exercice de ses fonctions, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Enfin, le 26 juin, c'est au tour de la Cour européenne des droits de l'homme de prendre deux importantes décisions Mennesson c. France et Labassee c. France. Elles affirment que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. 

Chacune de ces décisions constitue, en soi, un évènement jurisprudentiel. On observe d'ailleurs que les deux juridictions suprêmes françaises sont intervenues dans leur formation la plus solennelle, l'assemblée pour le Conseil d'Etat et l'Assemblée plénière pour la Cour de cassation. Quant aux deux décisions de la Cour européenne, elles n'ont pas besoin d'une solennité particulière, l'évènement étant constitué par la déclaration de non conformité du droit français à la Convention européenne des droits de l'homme.

Au-delà de l'écho de ces décisions dans l'opinion, leur rapprochement temporel présente un intérêt particulier. Cette période resserrée de trois jours peut ainsi apparaître comme une sorte formule concentrée des débats qui agitent aujourd'hui l'approche juridique des libertés. Car ces décisions présentent des caractéristiques commun que l'on peut identifier.

La désinformation


Le premier point commun entre ces décisions, que l'on se bornera à observer, est l'intensité de la désinformation qu'elles ont généré. On a ainsi entendu que la saisine de la Cour européenne par les parents de Vincent L. le soir même de la décision du Conseil d'Etat constituait un camouflet pour les juges français. En réalité, la demande de suspension formulée par les juges européens est une mesure conservatoire qui ne permet même pas de présager de la recevabilité de la requête. Elle ne porte aucun jugement sur la décision du Conseil d'Etat. A propos cette fois des décisions Mennesson et Labassee de la Cour européenne, on a également entendu des journalistes affirmer sérieusement que "la France renonçait à faire appel". On ne peut que s'en réjouir, dès lors qu'il n'existe pas de procédure d'appel devant la Cour européenne...

Ces réactions seraient seulement comiques si elles ne contribuaient à une certaine forme de désinformation visant à discréditer ces décisions de justice au nom de positions idéologiques plus ou moins clairement affirmées.

Questions éthiques et conflits de normes


Un second point commun entre les trois décisions réside dans la nature des questions soulevées. Certes très différentes, elles se rattachent néanmoins à l'éthique que l'on peut définir comme une règle de comportement de nature à surmonter un conflit de normes. D'un côté le droit à la vie, de l'autre celui de mourir dans la dignité et de ne pas être l'objet d'une "obstination déraisonnable". D'un côté le droit d'avoir des convictions religieuses, de l'autre la laïcité, principe constitutionnel qui prévoit précisément que ces convictions ne doivent pas s'afficher dans la sphère publique. D'un côté la non patrimonialité du corps humain qui fonde le refus de la GPA dans notre pays, de l'autre l'intérêt supérieur des enfants issus d'une telle procréation, qui ont le droit de mener une vie familiale normale. 

Réalisme et dogmatisme


Face à ces conflits de normes, les trois juridictions ont choisi de privilégier le réalisme juridique, et d'écarter la vision dogmatique de ces questions éthiques. Autrement dit, les juges ont appliqué le droit positif, qu'il soit issu de la loi Léonetti pour l'affaire Lambert, de la jurisprudence sur le principe de neutralité pour l'affaire Baby Loup, de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme enfin pour les décisions Mennesson et Labassee.

Appliquant le droit positif, les juges ont donc refusé d'entrer dans une logique qui consiste à affirmer l'existence de "valeurs" supérieures, valeurs dont l'origine se trouve bien souvent dans les convictions religieuses de ceux qui les revendiquent.

Fernand Léger. Couverture de "Liberté j'écris ton nom". Paul Eluard. 1953


Valeurs religieuses et droit positif



Sur ce point, les décisions constituent le révélateur de l'irruption de la religion dans le débat juridique, irruption accompagnée de l'affirmation de sa légitimité. Il existerait ainsi une sorte de droit transcendant, volet religieux du droit naturel, qui s'imposerait au droit positif. Les parents de Vincent L. ne cachent pas que leur acharnement contentieux trouve son origine dans la puissance de leurs convictions religieuses. Dans sa décision du 16 janvier 2014, le tribunal administratif de Châlons en Champagne faisant ainsi observer que le patient, Vincent L., n'avait jamais partagé les "engagements religieux" de ses parents. Dans l'affaire Baby Loup, c'est la salariée licenciée elle-même qui affirme  qu'elle a refusé de retirer son voile, même en violation du règlement intérieur de la crèche, pour "manifester sa volonté de se conformer aux obligations de la religion musulmane".

La question religieuse est évidemment moins présente dans les deux affaires jugées par la Cour européenne, dès lors que les requérants sont des parents ayant eu recours à la GPA et désireux d'obtenir un état civil pour leurs enfants. Aucune partie à l'instance n'est donc en mesure de développer des thèses liées à la suprématie des valeurs transcendantes de la religion. 

En revanche, les commentaires de ces décisions sont fort éclairants. Les plus virulents proviennent de ceux là mêmes qui, il y a quelques mois, s'opposaient au mariage pour tous. Immédiatement, la décision de la Cour est interprétée comme ouvrant la voie à l'autorisation de la GPA pour les couples homosexuels, alors qu'il n'est pas même question de l'autoriser pour les couples hétérosexuels. Est également dénoncée la marchandisation du corps de la femme, quand bien même la GPA serait réalisée à titre gratuit. Derrière cette agitation, l'idée générale que les enfants sont faits et élevés par un papa et une maman biologiques, un discours déjà entendu. 

Une perspective réactionnaire du droit


Derrière ces affirmations, une perspective réactionnaire du droit. Entendons nous bien, il ne s'agit pas d'un discours réactionnaire au sens politique du terme, c'est à dire d'un discours de droite qui s'opposerait à un discours de gauche. Il s'agit d'affirmer une volonté d'un retour en arrière, retour vers une société plus traditionnelle que l'on comprenait mieux, où l'on n'avait pas à se poser des questions éthiques, où on se sentait plus à l'aise.

C'est évidemment le cas de la malheureuse employée voilée de Baby Loup, victime consentante d'une doctrine religieuse qui repose sur la soumission de la femme. C'est aussi le cas des parents de Vincent L. qui contestent la loi Léonetti, alors qu'elle a déjà été appliquée à des milliers de patients. Quant à la GPA, son interdiction en France n'empêchera pas les couples, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, de se rendre dans un pays qui l'autorise pour y effectuer un acte licite au regard du droit de ce pays. De nombreux enfants sont déjà nés dans ces conditions et il est désormais impossible de considérer qu'ils n'existent pas.

Quoi qu'il en soit, les juges ont refusé d'entrer dans une perspective visant affirmer des "valeurs" intemporelles pour ensuite les imposer à des cas particuliers. Leur raisonnement s'est construit à partir de la situation concrète, celle du jeune homme en état de conscience minimum, celle de la femme licenciée pour avoir refusé de retirer son voile dans une crèche associative, celle enfin de jeunes enfants élevés par des parents français et qui ne peuvent bénéficier d'un état civil français. 

Chaque décision rappelle ainsi le rôle des juges qui est d'appliquer la loi de la République ainsi que les traités auxquels la France est partie. La décision de justice n'est pas le résultat d'une négociation ou d'un lobbying permettant à chacun de choisir les normes juridiques qu'il veut bien appliquer et celles qu'il veut écarter car elles ne correspondent pas à ses convictions personnelles.

3 commentaires:

  1. "Appliquant le droit positif, les juges ont donc refusé d’entrer dans une logique qui consiste à affirmer l’existence de « valeurs » supérieures, valeurs dont l’origine se trouve bien souvent dans les convictions religieuses de ceux qui les revendiquent."

    Hippocrate avait-il une religion?
    Le droit positif, c'est bel et bien du positivisme. Le rejet dictatorial de la finalité.

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  2. Heu si il existe une procédure d'appel devant la Cour EDH ... le "renvoi devant la Grande chambre" prévu par l'article 43 Conv EDH...

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    1. Permettez moi de répondre sur un point de droit.

      Le renvoi devant la Grande chambre n'est pas un appel. Certes, les parties peuvent demander ce renvoi, mais il n'est accordé qu'à titre exceptionnel. Contrairement à l'appel, il ne s'agit donc pas d'un droit des parties.

      Sur le fond, il n'est accordé que pour des questions liées à la jurisprudence de la Cour elle même, soit lorsqu'il s'agit de se prononcer sur une question nouvelle et particulièrement importante, soit lorsqu'il existe un risque de contradiction entre les jurisprudences de différentes chambres. Là encore, l'intérêt des parties ne permet pas, en soi, de justifier un renvoi, contrairement à la procédure d'appel.

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